Bureaucratie et capitalisme d’État

Raya Dunayevskaya

Summary: This article was republished by Michel Peyret in L’Independant (France). Originally published in Arguments No. 17 (1960). The English version, “State Capitalistm and the Bureaucrats,” also published in 1960 in The Socialist Leader (Glasgow), can be accessed HERE – Editors.

 

I – Le capitalisme d’État et les bureaucraties intellectuelles et ouvrières

Deux pôles essentiels marquent la bureaucratie contemporaine et la distinguent des bureaucraties antérieures, de l’Empire byzantin à la crise mondiale : le capitalisme d’État, nouveau stade du développement économique et politique mondial ; et l’automation, étape avancée de l’évolution scientifique et technologique mondiale.

L’automation a fait éclater tous nos modes de pensée mais c’est la crise qui a introduit la grande division. Le krach de 1929 commença à dichotomiser la pensée mondiale :

D’un côté, les planificateurs d’État, c’est-à-dire non seulement la classe possédante ou les responsables de la production mais aussi bien les intellectuels absorbés par l’engrenage du planning étatique. Sous la pression de l’évolution nouvelle du monde capitaliste, le rôle des intellectuels s’est déplacé des sphères de la culture et de la consommation vers celles du planning et de la production. Un excès de plans — de la Russie stalinienne à l’Amérique « new-deal » de Roosevelt, de l’Allemagne hitlérienne à la co-prospérité japonaise — témoignent du fait que les nouveaux brain-trusts ont passé le plus clair de leur temps à opposer planification partielle et planification totale, sans jamais s’arrêter aux aléas d’une production rationalisée. Dans le même temps, des millions de chômeurs arpentaient les rues, des millions de manœuvres mettaient en question les conditions du travail, forçant les capitalistes privés et les gouvernants à tenter d’échapper à l’aggravation de la crise par une bureaucratisation accrue de la vie depuis les lieux de la production jusqu’aux ministères, à Moscou, Washington, Berlin et Tokyo. Ni la Seconde Guerre mondiale ni l’après-guerre n’ont réussi à changer quelque chose à ce mode bureaucratique si ce n’est à mettre fin une fois pour toutes à l’illusion que l’ingérence de l’État dans le domaine économique n’était qu’une mesure de guerre. Du sein même de cette nouvelle bureaucratisation, des sociologues comme C. Wright Mills peuvent accuser de nombreuses écoles de sciences sociales de promouvoir une « éthique bureaucratique » et servir les bureaucraties à l’intérieur de l’armée, du gouvernement et des affaires, sans pour autant offrir la solution d’un quelconque dépassement. Sa critique de « l’école des relations humaines dans l’industrie », par exemple, est catégorique : « Bien des préceptes de ces « maîtres » — explicites ou non — peuvent facilement se réduire à cette formule : si vous voulez rendre l’ouvrier heureux, productif et coopérant, faites en sorte que les directeurs soient intelligents, organisés, cultivés »1. Mais, tout en refusant à l’homme moyen la capacité de comprendre ou transformer le monde, il en est réduit à adjurer les « sociologues » d’abandonner leur éthique bureaucratique pour acquérir une imagination sociologique.

De l’autre côté, à l’opposé de la bureaucratie intellectuelle, les ouvriers tentent de résoudre, par eux-mêmes, la totalité de la crise moderne en s’assurant le contrôle de la production. Pendant les années 30, ce mouvement prit corps de diverses façons, du C.I.O. aux États-Unis à la révolution prolétarienne en Espagne. Ces actions spontanées se sont localisées sur le lieu de production et, face au phénomène de la grève sur le tas, les responsables syndicaux comme Reuther parmi les plus jeunes ou John Lewis parmi les vétérans n’ont pas trouvé d’autre solution que de s’aligner sur ces forces nouvelles. La Seconde Guerre mondiale, en éclatant, a mis fin à cette activité des dirigeants syndicaux agissant sous la pression de la base. Là aussi le monde a observé la transformation en serre chaude des chefs syndicaux en bureaucrates. Tandis que le bureaucrate intellectuel élaborait son planning dans un cabinet ministériel, le bureaucrate ouvrier exerçait sa puissance directement sur le lieu de la production. La nouvelle bureaucratie ouvrière, commençant à concurrencer la grosse industrie, dressant des plans pour adapter l’industrie du temps de paix aux besoins de la guerre, prit en charge également la mise au pas des ouvriers, les assujettissant à des contrats excluant les grèves, augmentant les heures de travail, s’inclinant devant le « progrès » de la dimension croissante des machines, jusqu’à parvenir au machinisme monstrueux de l’automation.

 

II. — L’automation et le penseur scientifique

Tout pays était ainsi divisé en deux mondes, tandis que le siècle devenait majeur sous la forme d’un seul monde technocratique. Et ceci non pas parce que les deux groupes d’ « alliés » auraient partagé leurs secrets ; bien au contraire. Jamais les complots de cape et d’épée n’avaient autant submergé le monde scientifique : ne parlons même sas du camp hitlérien et de son arme secrète, le V2, ou du camp rooseveltien avec le secret de la bombe atomique. L’unicité mondiale du stade technocratique fut imposé par la crise mondiale qui prenait la forme d’une destruction totale. Il ne s’agissait plus alors de perdre des points sur le marché mondial. La sanction de celui qui prenait un retard technologique était la mort. Ce qui me fit écrire en 19452 : « A ce niveau de la concurrence mondiale qu’est la guerre mondiale, la Russie doit trouver le secret de la bombe atomique ou disparaître et la Russie ne veut pas disparaître ».

Tout à notre époque est contaminé par son contraire. Ainsi la fission de l’atome a produit, au lieu de la force créatrice suprême, la puissance destructrice suprême. Et l’union, après-guerre, de la science et de l’industrie a produit l’automation qui, loin de réduire le poids des tâches, jette les ouvriers au chômage et accable ceux qui servent ces monstres mécaniques. Aucune époque n’a autant justifié l’analyse de Marx : « Tous nos progrès semblent conduire à doter les forces matérielles d’intelligence et à réduire la vie humaine à une force matérielle3. »

Un seul intellectuel contemporain pesa dès le début avec précision les conséquences matérielles néfastes de l’automation : « Rappelons-nous, écrivait Norbert Wiener4, que la machine automatique est, en économie, l’équivalent exact de l’esclavage. Pour lutter contre l’esclavage, les travailleurs doivent récuser les conditions économiques de l’esclavage. » Mais, puisque N. Wiener considérait la « science pure » comme le moteur de l’histoire, comment son « usage humain des êtres humains » pourrait-il s’opposer au savant qui écrivit impunément sur « l’homme envisagé comme machine » ? De toute évidence aucune passion humaine ne peut désormais échapper à une formulation mathématique instantanément réductible à une machine.

 

III. — Attitudes en face de l’automation.

Face à ces êtres abstraits, voici l’attitude de l’ouvrier du dernier échelon, lorsqu’on lui affirme que l’automation va libérer le travailleur de sa tâche et créer pour la société un problème des « loisirs » :

« Je me demande de quoi l’on parle. Je n’ai plus le temps de respirer, encore moins de me prélasser. La semaine de travail actuellement chez Ford est de 53 heures et écoutez-moi cet homme (Reuther) qui déconne sur les loisirs. Les conditions de travail, elles sont pires qu’avant l’existence du C.I.O. ! Tout ce que l’automation a apporté, c’est le chômage et les heures supplémentaires. Les deux ensemble5. »

La séparation totale entre les savants, les philosophes, les intellectuels d’un côté et l’ouvrier d’autre part n’apparaît jamais aussi bien qu’entre l’ouvrier à la production et le syndicaliste bureaucrate. Ce dernier rejoint les autres « chercheurs et éducateurs » dans leurs promesses abstraites de loisir et de brillant avenir tandis que le travailleur considère les conditions de vie quotidienne. Comme on peut le voir aux usines Renault, les plus automatisées, l’attitude de l’ouvrier français envers « la tueuse d’hommes, la machine automatique », ressemble à celle de l’ouvrier américain mais c’est celui-ci que l’auteur connaît le mieux.

Il faut le dire, tout de suite après le lancement du spoutnik, un vote à Détroit révéla qu’après la Russie l’automation est ce que l’ouvrier craint le plus. Non parce qu’il n’est pas « éduqué » comme un bourgeois ou ignore les « promesses » de l’automation, mais parce qu’il vit les réalités de l’automation en régime capitaliste. Il la voit créer une armée permanente de chômeurs que les bureaucrates intellectuels, comme les dirigeants de l’industrie, appellent des « poches de chômage » qui défigurent la « prospérité ». Il la considère comme tueuse d’hommes, non seulement parce qu’elle augmente effectivement le taux de mortalité dans l’industrie, mais parce que, même dans la sécurité, elle rend l’ouvrier névrosé et le dégrade. Jamais plus il ne domine la situation, la machine est souveraine. Et ces machines meurtrières sont sans cesse en panne et détériorent le système nerveux de l’homme. Ce sont alors les ouvriers qui ont soulevé la question philosophique essentielle : pourquoi la séparation du travail” manuel et du travail intellectuel conduit-elle à la domination de l’homme par la machine, et non à l’inverse ? Comment faire l’unité de la pensée et de l’action dans le travailleur lui-même ? Mais personne, surtout pas l’intellectuel moderne, fort occupé à condamner la bureaucratie « en général », ne prête attention aux réactions de l’homme moyen aux prises avec ses conditions de travail. Réellement, la marque bureaucratique de l’époque est bien là : chacun est prêt à régenter, personne à accorder vraiment son attention.

Nous avons atteint le stade du développement capitaliste où la loi décrite par Marx, selon laquelle les pays techniquement avancés montrent la voie aux pays retardataires, se vérifie, mais à l’envers. La bureaucratisation qui accompagne la planification totale, pénétrant la vie de chaque individu de sa terreur, de ses camps de travail forcé, de sa tyrannie politique, avait pris la figure de Mussolini, Staline, Hitler, non pas parce que ces personnages étaient italien, russe, allemand, mais parce que telle est la nature de la planification totale dans un capitalisme d’État bureaucratisé.

Si l’on ne brise le ressort essentiel de l’évolution du capitalisme, qui consiste à payer l’ouvrier le minimum nécessaire à sa nourriture, son vêtement, sa capacité de reproduire la génération nouvelle d’ouvriers, à extraire de lui le maximum de travail gratuit indispensable au maintien d’une production sans cesse accrue pour tenir tête aux lois débridées d’une compétition mondiale ressemblant à la destruction thermonucléaire, il n’y a pas d’issue.

Toutes les voies, socialisme ou communisme, conduisent aux plans nationaux. Il est normal que le slogan le plus populaire en Pologne, après discussion des nombreuses routes vers le socialisme, la russe, la chinoise, soit celui-ci : oui, je suis pour le socialisme, mais contre toutes les voies qui y mènent.

La seule issue pour sortir de la jungle bureaucratique est celle de l’ouvrier de la base qui, contre l’automation, a posé la seule vraie question : à quelle forme de travail faut-il réserver l’homme ? S’il n’a pas traduit en slogan son exigence de faire cesser la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, il a fait connaître en un mot ses aspirations : « que les conditions du travail deviennent complètement différentes et ne se séparent plus de la vie »6.

Quiconque aujourd’hui s’exprime sur la bureaucratie sans discuter les réactions concrètes des ouvriers et des intellectuels envers l’automation, ou la question concrète du capitalisme d’État est pris à la souricière du totalitarisme.

Abattre la bureaucratie n’est pas l’affaire des intellectuels, que leur étiquette soit : Socialisme, Communisme ou Libre Entreprise.

 

Notes

C. W. MILLS, The Sociological Imagination, p. 92 (1959).

2 Mon brouillon de Marxisme et Capitalisme d’État, publié à Oxford, University Press.

Norbert WIENER: L’usage humain des êtres humains, 1959, p. 189.

Cité dans mon Marxism and Freedom, Bookman Associates, New-York, p. 268.

6 Angela TERRANO, dans News and Letters, Detroit, 6 janvier 1959. Voir aussi le chapitre « Automation and the New Humanism » dans mon Marxism and Freedom.

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